[bsa_pro_ad_space id=1]

Commentary

Comment répondre à la polarisation politique en Europe

PARIS – En Europe, l’année 2015 a commencé avec la victoire du parti d’extrême-gauche Syriza aux élections législatives grecques. Elle s’est achevée sur trois autres élections, qui témoignent d’une polarisation politique marquée. Au Portugal, le parti socialiste s’est allié au parti communiste, autrefois son pire ennemi, pour trouver une majorité à la chambre. En Pologne, le parti Droit et justice (PiS) a obtenu la majorité absolue des sièges à la Diète et s’est empressé d’appliquer un programme ultra-nationaliste. En Espagne, l’émergence de Podemos, nouveau parti de la gauche radicale, met fin au bipartisme et à l’hégémonie traditionnelle du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), au centre gauche, et du Parti populaire (PP), au centre droit. En France, par ailleurs, le Front national a montré sa force au premier tour des élections régionales, même si le second tour ne lui a pas été favorable et s’il n’ait pu gagner aucune région.

Comment ne pas entendre le message ? Plus le temps passe, plus les électeurs manifestent leur profonde insatisfaction à l’égard des partis de gouvernement traditionnels, et plus ils envisagent de donner leur chance à ceux qui proposent des solutions radicales. Et quoique très différents les uns et les autres, les partis auxquels ils accordent de plus en plus leurs suffrages ont en commun de tenir l’Union européenne pour responsable de l’état déplorable de l’économie et du marché du travail.

Certes, la radicalisation ne se limite pas à l’Europe. Comme je l’ai analysé ailleurs, Donald Trump, qui fait la course en tête chez les Républicains, doit sa montée dans les sondages aux mêmes facteurs qui, pour beaucoup, sont responsables de la popularité croissante de Mme Le Pen. Le problème de l’Europe tient à la tension entre la radicalisation de la politique et le centrisme de la gouvernance.

La plupart des pays de l’UE sont gouvernés depuis trente ans par des partis de centre droit ou de centre gauche qui ont à peu près la même vision de l’avenir du continent. S’ils ne sont pas d’accord sur les moyens, ils ont conjointement incarné un consensus idéologique qui a permis de construire le marché unique, de mettre en place l’euro et d’élargir l’UE.

De nombreux électeurs pensent aujourd’hui que les politiques issues de ce consensus ont échoué. Les gouvernements se sont avérés incapables de protéger les emplois peu qualifiés des conséquences de la mondialisation et du changement technologique. Ni l’éducation de masse, ni l’impôt progressif, ni les transferts sociaux n’ont empêché l’accroissement des inégalités. Et l’euro n’a pas débouché sur la prospérité et la stabilité attendues. Ceux qui pensent (comme moi) que les insuffisances du système de politique économique européen ou certaines erreurs dans les politiques suivies sont davantage à blâmer que l’intégration européenne elle-même sont de moins en moins audibles.

Il est normal, en démocratie, que surviennent ce que les Américains appellent des « réalignements » politiques. Les institutions démocratiques sont précisément conçues pour les rendre possibles. Lorsque les électeurs portent au pouvoir une nouvelle force politique, on ne change généralement pas la constitution, sauf à la marge, mais les nouveaux dirigeants redéfinissent les politiques publiques et réforment la législation en vigueur. Cette combinaison de rigidité et de plasticité est ce qui permet aux régimes démocratiques d’assurer de la continuité tout en s’adaptant à des changements importants dans les préférences des citoyens.

Ce n’est pourtant pas ainsi que fonctionne l’Europe. Tout d’abord, le changement politique n’y est pas synchronisé. Au même moment, certains pays peuvent avoir voté pour des partis radicaux tandis que d’autres ne font pas ce choix (ou tout simplement ne connaissent pas d’élections). C’est ce choc de légitimités que le gouvernement grec n’a pas compris, au printemps dernier, alors qu’il cherchait à assouplir les mesures d’austérité : Syriza avait reçu des électeurs grecs un mandat pour le changement, mais pas les représentants des autres pays.

[bsa_pro_ad_space id=1]

Deuxième point : contrairement aux démocraties nationales, l’UE ne tire pas sa légitimité du processus démocratique, mais principalement des résultats qu’elle obtient et des services qu’elle rend. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de processus démocratique : le Parlement européen est un vrai législateur, et les auditions des commissaires européens sont souvent menées avec plus de minutie et de sérieux que la sélection, à l’échelon national, des membres d’un gouvernement. Mais le parlement manque de visibilité, parce que les grandes décisions sont négociées entre les gouvernements nationaux.

Troisièmement : la frontière entre les questions constitutionnelles et législatives n’est pas la même dans une démocratie nationale et dans l’UE. Toutes les dispositions des traités ont une valeur constitutionnelle ; elles ne peuvent donc être modifiées qu’à l’unanimité. Or comme les gouvernements ne se font pas confiance, ils ont exigé que soit consigné dans les traités ce qui normalement ne devrait relever que de la loi. Les nombreuses règles qui régissent la vie économique au sein de l’UE sont donc beaucoup plus difficiles à réformer que ne le sont les lois organisant les domaines analogues à l’intérieur des États membres. En d’autres termes, la marge de redéfinition des règles est excessivement étroite, alors que le consensus politique qui prévalait quand elles ont été mises en place n’est plus aussi largement partagé.

Quelles sont les options dont dispose alors l’UE pour tenir compte de la polarisation politique et des demandes en faveur d’une plus grande liberté de manœuvre pour les politiques décidées à l’échelon national ? Évidemment, elle pourrait se contenter d’ignorer ces évolutions et d’attendre que le radicalisme s’édulcore à l’épreuve de la responsabilité du pouvoir. Ce serait imprudent. Syriza a été contrainte à des choix cornéliens parce que la Grèce dépendait de l’aide financière extérieure. Aucun autre pays ne connaît la même situation. Ignorer la demande de changement ne ferait que renforcer l’hostilité envers l’UE.

Une autre possibilité serait d’exploiter, au cas par cas, la flexibilité qu’offrent les dispositions des traités. Le pragmatisme peut être utile, et la Commission européenne dirigée par Jean-Claude Juncker est décidée à en donner la preuve. Mais il serait dangereux de transformer les cadres constitutifs de l’UE en un maquis de compromis bilatéraux. Ceux qui ne transigent ni avec l’état de droit ni avec l’application des principes fondamentaux – et l’Allemagne n’est pas la seule – s’y opposeraient bientôt.

La dernière solution serait de rendre l’UE plus perméable au changement politique. Il faudrait alors modifier explicitement l’équilibre entre les questions constitutionnelles et les questions législatives, de sorte que les principes soient préservés et que les politiques suivies puissent répondre aux choix politiques exprimés. Il faudrait aussi que l’UE puisse légiférer dans un plus grand nombre de domaines, y compris, par exemple, en matière fiscale. Ainsi mettrait-on fin à son embarrassante impuissance – et à son apparente indifférence – à l’égard des inégalités.

Il faudrait dans le même temps donner plus d’importance au Parlement européen, de sorte que le gouvernement de l’Europe soit perçu comme aussi légitime qu’un gouvernement national. Avec une telle fédéralisation de l’UE, ou plus vraisemblablement de la zone euro, plus petite et dans laquelle le degré d’intégration est plus élevé, les gouvernements élus nationalement feraient face, lors des conflits portant sur les grandes orientations politiques, non plus à un système opaque, mais à une institution fédérale dotée de la même légitimité que la leur.

Ce type de solution se heurte à des obstacles considérables. Au début des années 2000, un projet de constitution fut rédigé. Il a été rejeté. L’Allemagne et les pays où les politiques suivies jusqu’ici jouissent encore d’un large soutien s’opposeraient énergiquement à tout ce qui serait perçu comme un relâchement des règles et des principes communs. Il sera pour le moins difficile de s’accorder sur les compétences additionnelles et sur un Parlement renforcé à l’heure où tant d’Européens, à commencer par les radicaux, considèrent l’UE comme le principal responsable de leurs maux. En dernière analyse pourtant, c’est par la construction d’une démocratie transnationale qu’on répondra le mieux et le plus durablement à la polarisation politique en Europe.

Traduction François Boisivon

Jean Pisani-Ferry est professeur à la Hertie School of Governance de Berlin ; il est actuellement commissaire général de France Stratégie.

[bsa_pro_ad_space id=1] [bsa_pro_ad_space id=2] [bsa_pro_ad_space id=3] [bsa_pro_ad_space id=4] [bsa_pro_ad_space id=5] [bsa_pro_ad_space id=6]
Back to top button