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Commentary

Concilier Sykes-Picot avec notre époque

NEW YORK – Ce mois-ci a lieu le centenaire de l’accord Sykes-Picot, entente secrète conclue entre Britanniques et Français, qui amorça une dizaine d’années d’ajustements des frontières au sein du Moyen-Orient post-ottoman. La plupart des commentaires formulés autour de ce centenaire se révèlent négatifs, suggérant que l’accord constituerait une cause majeure de la fréquence et de la persistance des conflits dans la région.

Cette interprétation est néanmoins caricaturale. Mark Sykes et François George-Picot entendent à l’époque élaborer un plan permettant à la Grande-Bretagne et à la France de s’éviter une ruineuse rivalité au Moyen-Orient. Leur démarche se révélera en grande partie une réussite : la structure établie permettra d’éviter que les deux grandes puissances européennes ne se disputent des territoires dans la région, et parviendra à survivre pendant un siècle.

Certes, nombre des frontières fixées par Sykes-Picot sont davantage le reflet d’ententes conclues en Europe que de réalités démographiques ou historiques locales. Mais cela ne fait pas du Moyen-Orient une région à part : aux quatre coins du monde, la plupart des frontières sont moins le fruit d’une conception réfléchie, ou d’un choix populaire, que d’un mélange de violence, d’ambition, de géographie et d’aléa.

Réalité regrettable, si le Moyen-Orient est aujourd’hui ce qu’il est, c’est parce que ses peuples et ses dirigeants n’ont pas su le façonner correctement. Sykes et Picot ne peuvent se voir reprocher l’omniprésent manque de tolérance et de liberté politique dans la région, le déficit d’éducation dont elle souffre, ou encore l’injustice avec laquelle les femmes et les jeunes filles y sont traitées. D’autres régions du monde (dont toutes ne bénéficient pas d’immenses réserves pétrolières ou gazières) sont sorties de l’ère coloniale en bien meilleure santé.

Les facteurs qui sous-tendent les échecs répétés du Moyen-Orient – histoire, culture, religion, mentalités – méritent bien entendu un examen poussé. Mais la question plus pressante que soulève ce centenaire à moins trait aux analyses historiques qu’à la politique actuelle.

Dans la majeure partie du Moyen-Orient, une lutte violente pour la domination est devenue la nouvelle norme. Au sein de quatre – voire cinq – pays de la région, le gouvernement a perdu le contrôle d’importantes zones du territoire national. Le Liban vit cette situation depuis des dizaines d’années, l’Irak depuis une décennie, et la Syrie, la Lybie et le Yémen depuis maintenant cinq ans. Milices, organisations terroristes, combattants étrangers et autres groupes armés affirment leur autorité locale à différents degrés.

Interviennent également les aspirations nationales inassouvies des Kurdes (dont un grand nombre sont installés en Turquie, en Irak, en Syrie et en Iran), ainsi que la question non résolue d’une réalité non réconciliée entre les objectifs politiques d’Israël et ceux des Palestiniens. Quant à la frontière entre Syrie et Irak, elle a pour ainsi dire disparu. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants vivent ainsi au sein d’un pays qui n’est pas le leur.

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Quelles sont alors les possibilités ? Une première option consisterait à tenter de préserver – ou plus exactement de restaurer – le Moyen-Orient de Sykes-Picot. Seulement voilà, il serait pure folie d’essayer de réunifier les pays apparaissant sur la carte, et de tenter de redonner leur signification aux frontières entre ces pays. Les États concernés ne redeviendront pas ce qu’ils étaient, tant les appartenances religieuses, tribales, ethniques, et/ou idéologiques l’emportent désormais bien souvent sur les identités nationales.

Une deuxième possibilité consisterait à négocier les modalités d’un nouveau Moyen-Orient, éventuel successeur de Sykes-Picot. Mais ici encore, il faut s’attendre à un échec extrêmement coûteux. Il sera peut-être possible un jour de redessiner la carte régionale, mais ce jour se situe au mieux à un horizon de plusieurs dizaines d’années. Il n’existe tout simplement aucun consensus autour de ce à quoi devrait ressembler cette carte, ni aucun acteur ou alliance en capacité de l’imposer et de la maintenir. De manière générale, la diplomatie ne peut fonctionner qu’en fonction de la réalité du terrain, elle ne peut façonner elle-même cette réalité, et en l’occurrence les faits sur le terrain font obstacle à toute résolution de la situation régionale.

Ceci nous conduit à une troisième option : accepter l’idée qu’à un horizon prévisible, le Moyen-Orient ne revêtira nullement l’apparence que lui prêtent les cartes et planisphères. Il ne s’agirait pas dans ce cas de renoncer à toute réflexion ; aussi mauvaise que soit la situation actuelle, le risque existe toujours de voir les choses empirer. Afin d’éviter un telle aggravation, il est possible et il s’agirait de soutenir ceux des gouvernements et organisations qui répondent à certains standards, tout en affaiblissant ceux dont ce n’est pas le cas.

Mais quels que soient les efforts fournis, aucune démarche ne viendra faire évoluer cette réalité fondamentale qui caractérise la région, dans laquelle les frontières importent peu, et les gouvernements à peine davantage. Il faut s’attendre à ce que la Syrie, l’Irak et la Lybie n’aient d’étatique que leur nom, d’importants espaces au sein de chacun de ces pays étant pour l’essentiel voués à l’autonomie et à l’isolement, pour le meilleur ou pour le pire. Le fait que Turquie, Iran, Arabie saoudite, Israël, Russie et États-Unis œuvrent le plus souvent de manière contradictoire laisse d’autant plus présager un avenir chaotique, dénué de fondements légaux.

D’une certaine manière, nous assistons au retour du Moyen-Orient antérieur à Sykes-Picot – mais cette fois-ci sans l’ordre imposé par l’Empire ottoman. Ainsi faut-il s’attendre à ce que le Moyen-Orient souffrent encore davantage au cours de notre siècle qu’il n’a souffert au cours du siècle dernier – une réalité qui pourrait bien nous inspirer une nostalgie de l’époque vécue par Sykes et Picot.

Traduit de l’anglais par Martin Morel Richard Haass, ancien directeur de la planification politique du Département d’État américain, préside aujourd’hui le Conseil des relations étrangères. Son prochain ouvrage, intitulé A World in Disarray: American Foreign Policy and the Crisis of the Old Order, paraîtra en janvier 2017.

Par Richard Haass

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