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L’illusion de l’ « impact » en matière scientifique

STANFORD – Les recherches scientifiques publiquement financées couvrent un large spectre, allant de l’étude des processus physiques et biologiques de base au développement d’applications destinées à répondre à des besoins immédiats. Dans la mesure où les ressources sont limitées, les autorités qui octroient ces financements sont systématiquement tentées d’en accorder davantage à ces applications immédiates. Et face aux strictes contraintes budgétaires actuelles, cette tendance à favoriser les projets les plus démonstrateurs de résultats à court terme est sans doute actuellement plus marquée que jamais auparavant. Or, nous avons tort de succomber à cette tentation. Plusieurs des avancées les plus utiles de la science sont en effet le fruit d’un investissement soutenu dans les recherches de base, ou encore les dérivés de démarches a priori sans lien les unes avec les autres.

L’évaluation de l’impact de tout projet de recherche n’est en effet pas chose facile. Come l’a souligné Marc Kirschner, professeur à la Harvard Medical School, dans une chronique pertinente parue dans la revue Science : « Bien que nous ayons tendance à saluer les progrès de la science dès lors qu’ils nous apparaissent, les avancées scientifiques les plus significatives ne peuvent s’observer qu’au travers du rétroviseur. »

Les chercheurs les plus éminents sous-estiment eux-mêmes parfois l’importance de leurs découvertes au moment où ils y parviennent. Lorsque Salvador Luria, mon professeur de microbiologie à l’université, a obtenu le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1969, il a mis en évidence cette tendance avec brio, faisant parvenir un dessin humoristique à tous ceux qui l’avaient félicité pour ce prix. Ce dessin fait apparaître un couple de personnes âgées à leur table du petit déjeuner. Prenant connaissance des journaux du matin, le mari s’exclame : « Nom de Zeus ! J’ai reçu le prix Nobel pour quelque chose que je semble avoir dit, fait ou pensé, en 1934 ! »

Les découvertes découlent parfois de l’exploration de directions imprévues, fruits de l’intersection inattendue de domaines de recherche a priori déconnectés et confus. Dans une publication de 2011, le biologiste français François Jacob décrit les recherches l’ayant conduit à obtenir le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1965. Son laboratoire travaillait alors sur un mécanisme qui dans certaines circonstances conduit la bactérie E. coli à produire soudainement des virus bactériens. À la même époque, un autre groupe de recherche analysait, également autour de la bactérie E. coli, la manière dont la synthèse d’un certain enzyme était induite en présence d’un sucre spécifique.

Comme l’explique Jacob, « Ces deux systèmes apparaissaient mécaniquement aux antipodes l’un de l’autre. Or, leur juxtaposition allait permettre une découverte fondamentale dans notre compréhension de la vie. » Ainsi allait naître le concept d’ « opéron, » ensemble de gènes dont l’expression se trouve régie par un gène régulateur adjacent.

Un autre parfait exemple du caractère à la fois synergique et aléatoire des recherches de base réside dans l’origine de la technologie de l’ADN recombinant, technique expérimentale d’ingénierie génétique moderne (parfois appelée « modification génétique, » ou GM). Cette avancée est en effet le fruit d’une combinaison de découvertes dans des domaines divers et largement déconnectés, dans le cadre de recherches de base conduites au début des années 1970. Les recherches en enzymologie et en chimie des acides nucléiques ont fait naître des procédés de découpage et d’assemblage de segments d’ADN. Les progrès des procédures de fractionnement ont permis la détection rapide, l’identification et la séparation de l’ADN et des protéines. Enfin, les connaissances cumulées de la physiologie microbienne et de la génétique ont permis d’introduire de l’ADN étranger au sein d’une cellule et de l’y faire fonctionner.

Le résultat n’est autre que la naissance de la biotechnologie moderne. Au cours des 40 dernières années, la technique de l’ADN recombinant a véritablement révolutionné divers secteurs industriels, parmi lesquels l’agriculture et le domaine pharmaceutique. Elle a permis le développement de vaccins contre plusieurs maladies infectieuses, ainsi que l’élaboration de médicaments destinés à traiter des maladies non infectieuses telles que le diabète, le cancer, la fibrose kystique, le psoriasis, l’arthrite rhumatoïde, ainsi que certaines maladies génétiques.

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Un autre exemple réside dans la création des hybridomes, cellules hybrides conçues en laboratoire par fusion de globules blancs sains, producteurs d’anticorps, avec une cellule cancéreuse. Les chercheurs souhaitaient allier croissance rapide des cellules cancéreuses et capacité des cellules saines à dicter la production d’un anticorps « monoclonal » unique et spécifique. L’objectif consistait à en apprendre davantage sur le taux de mutation cellulaire, ainsi que sur la création d’une diversité d’anticorps.

Or, nous avons fini par utiliser ces cellules immortelles et productrices d’anticorps non seulement à des fins de recherche scientifique, mais également comme instrument technologique novateur dans le cadre de diverses applications médicales et industrielles. Cette technologie a en effet abouti au développement de tests de diagnostic extrêmement spécifiques ; médicaments révolutionnaires contre le cancer tels que le Rituxan (rituximab), l’Erbitux (cetuximab), l’Herceptin (trastuzumab), ou encore l’Avastin (bevacizumab), qui est largement utilisé pour traiter à la fois le cancer et les maladies de la rétine habituellement à l’origine de la cécité.

Dans sa publication, Kirschner déplore notre « tendance à considérer l’importance d’une découverte selon sa pertinence médicale, » constatant combien cette propension aboutit à une situation dans laquelle la recherche sur les systèmes non mammifères est considérée comme « intrinsèquement moins précieuse que l’étude des cellules humaines. » C’est ainsi que des systèmes de référence simples mais instructifs peuvent être négligés, et que peuvent nous échapper des relations importantes entre la science basique et la médecine humaine.

Les recherches du siècle passé autour de divers systèmes de référence non mammifères ont clairement appuyé cet argument. À titre d’exemple, l’étude du minuscule ver rond Caenorhabditis elegans nous a conféré toute une richesse d’informations concernant la différenciation cellulaire, la méiose, ou encore la mort programmée des cellules. L’étude de la mouche à fruits Drosophila melanogaster, a permis de faire avancer significativement notre compréhension des mécanismes sous-tendant la génétique mendélienne.

Le volume des fonds que les gouvernements investissent dans la recherche est considérable. Aux États-Unis les National Institutes of Health dépensent environ 30 milliards $ chaque année, et la National Science Foundation quelque 7 milliards $ supplémentaires. Tandis que nos dirigeants réfléchissent à la répartition des dépenses, il serait judicieux de leur part de jeter un œil dans le rétroviseur et de ne pas négliger ces recherches de base qui permettent à la science de progresser.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
Henry I. Miller intervient en philosophie scientifique et politique publique en tant que membre Robert Wesson de la Hoover Institution de l’Université de Stanford. Médecin biologiste et moléculaire, il a été le directeur fondateur du département de biotechnologie de la Food and Drug Administration américaine.

Copyright: Project Syndicate, 2015.
www.project-syndicate.org

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