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Commentary

La Géographie des élections

PARIS – « Dis-moi où tu habites, je te dirai pour qui tu votes » ; dans de nombreux pays, cette règle se vérifie de plus en plus. La carte des vote pour le « Leave » ou pour le « Remain » lors du référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne l’indiquaient clairement. La même logique pouvait s’observer dans la répartition des votes à l’élection présidentielle aux États-Unis en 2012 ou, en France, dans le soutien au Front national de Marine Le Pen lors des élections régionales de 2015. Il est probable que la prochaine élection présidentielle américaine la confirme. Beaucoup de gens partagent les convictions de leurs voisins et votent comme eux.

Cette géographie électorale traduit une profonde fracture, économique, sociale et éducative. Les villes riches, où se concentrent les diplômés, ont tendance à voter pour des candidats favorables à l’ouverture internationale, souvent de centre-gauche, tandis que les circonscriptions des classes moyennes inférieures et de la classe ouvrière leur préfèrent des candidats opposés à la libéralisation des échanges, provenant souvent de la droite nationaliste. Il n’est guère étonnant que des maires de centre-gauche dirigent New York, Londres, Paris et Berlin, tandis que les petites villes en difficulté choisissent de moins en moins rarement pour édiles des politiciens de la droite dure.

Les particularités électorales régionales ou locales sont aussi vieilles que la démocratie. Ce qui est nouveau, c’est que des corrélations de plus en plus marquées entre polarisations spatiales, sociales et politiques rendent les citoyens étrangers les uns aux autres. Comme le souligne Enrico Moretti, de l’université Berkeley, dans son livre The New Geography of Jobs (« La Nouvelle Géographie de l’emploi »), cette nouvelle fracture est extraordinairement saillante : les diplômés représentent la moitié de la population totale des zones métropolitaines les plus riches aux États-Unis, mais ils sont quatre fois moins nombreux dans les zones plus pauvres.

Les chocs économiques tendent à exacerber cette fracture politique. Ceux qui se trouvent vivre et travailler dans les circonscriptions ouvrières traditionnelles qui ont été prises dans la tourmente de la mondialisation, sont perdants à plusieurs niveaux : leur travail, leur patrimoine immobilier, et les chances de leurs enfants et de leur famille sont étroitement corrélés.

Dans une récente et fascinante étude, David Autor, du MIT, et ses co-auteurs interrogent les conséquences politiques de cette situation. Ils montrent qu’aux États-Unis les territoires dont l’économie a été durement frappée par les exportations chinoises ont répondu au choc en remplaçant leurs élus modérés par des représentants politiques plus radicaux – qu’ils soient de gauche ou de droite. La mondialisation a donc abouti à une polarisation économique autant que politique.

Pendant trop longtemps les gouvernements ont négligé cette fracture. Certains ont cru que la prospérité des riches finirait par profiter aux pauvres. D’autres misent sur la politique monétaire pour ressusciter la croissance et l’emploi. D’autres encore attendent la réponse de la redistribution par l’impôt. Mais ces solutions n’ont pas apporté la réponse attendue.

Les preuves ne manquent pas pour infirmer l’espoir naïf d’une prospérité qui s’étendrait partout. Le développement économique moderne se nourrit d’interactions qui exigent une forte densité d’entreprises, de talents et d’innovateurs. La prime va à la concentration. C’est pourquoi les grandes villes prospèrent tandis que les petites sont en difficulté. Dès lors qu’un site perd des talents et des entreprises, il y a peu d’espoir que la tendance s’inverse naturellement. Être sans travail peut rapidement devenir la nouvelle norme.

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L’expansion de la demande globale ne soulage pas non plus vraiment ces nouveaux maux. S’il est vrai que tous les bateaux flottent à marée haute, ils ne se sont pas tous portés par la même vague. L’augmentation de la croissance nationale est synonyme, pour les villes riches, d’une prospérité accrue et d’un dynamisme renforcé, et aux zones les moins dynamiques elle ne laisse que des miettes. Cela qui rend la fracture encore plus nette, encore moins supportable. Désormais, la croissance elle-même divise.

Et si les transferts budgétaires contribuent à combattre les inégalités et la pauvreté, ils ne parviennent guère à réparer le tissu social. En outre, leur soutenabilité à long terme est de plus en plus incertaine.

Dans son discours d’investiture, la Première ministre britannique, Theresa May, s’est engagée à respecter une approche « unioniste » des difficultés économiques et sociales qui pèsent sur son pays. Les candidats à la présidence des États-Unis ont aussi redécouvert la force de la demande de cohésion sociale et nationale. Il ne fait aucun doute que les mêmes préoccupations se manifesteront dans la prochaine campagne présidentielle en France. Mais si les fins sont clairement identifiées, les élus sont souvent dépourvus quant aux moyens.

Dans la campagne de l’élection présidentielle américaine, les barrières commerciales redeviennent à la mode. Mais si la restriction des importations peut soulager de leur fardeau certains secteurs manufacturiers, elle n’empêchera pas les entreprises de localiser leur production là où le potentiel de croissance est le plus fort. Elle ne protégera pas non plus les travailleurs du changement technologique. Ni ne recréera les modèles de développement d’autrefois.

De façon particulièrement nette au Royaume-Uni, mais aussi partout ailleurs, les migrations économiques sont de plus en plus remises en question. Mais là encore, s’il est possible d’apaiser un peu la compétition salariale ou de ralentir la hausse des prix de l’immobilier en restreignant l’entrée des travailleurs d’Europe de l’Est, cela ne changera pas le destin divergent des petites et des grandes villes.

Plutôt que d’affirmer le contraire, les responsables politiques devraient reconnaître qu’il n’existe pas de solution rapide aux disparités géographiques du développement économique moderne. Aussi troublant qu’il puisse être, l’essor des métropoles est un fait. Et ce serait une erreur que de tenter d’y résister, parce que ce n’est pas un jeu à somme nulle. La croissance des grandes villes est un moteur économique pour tout le pays.

Ce que les politiques publiques doivent faire, c’est garantir que la concentration économique ne menace pas l’égalité des chances. Les gouvernements ne peuvent pas décider de la localisation des entreprises, mais il est de leur responsabilité de veiller à ce que, même si le lieu où vous vivez a une influence sur vos revenus, le lieu de votre naissance ne détermine pas votre avenir. En d’autres termes, les politiques publiques doivent prioritairement limiter la corrélation entre géographie et mobilité sociale. Comme l’ont montré Raj Chetty, de Stanford, et d’autres, c’est loin d’être le cas aux États-Unis, et des phénomènes semblables sont observables dans d’autres pays.

Les infrastructures peuvent jouer un rôle utile. Des transports efficaces, des services de santé de qualité, une large bande passante pour l’accès à Internet peuvent aider les petites villes à attirer les investissements dans des secteurs qui ne s’appuient pas sur les effets de concentration. Les services de back office, par exemple, peuvent tirer avantage d’être installés dans des localités où les bureaux et les logements sont moins chers.

Il serait enfin souhaitable de limiter l’égoïsme des zones les plus riches. La répartition des compétences entre le niveau national et infranational tout comme la structure de l’impôt sont héritées d’environnements très différents de celui que nous connaissons aujourd’hui. Pour réduire la fracture géo-économique, il va peut-être falloir les repenser de fond en comble.

Jean Pisani-Ferry est professeur à la Hertie School of Governance de Berlin ; il est également commissaire général de France Stratégie.

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