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Commentary

Notre cerveau collectif

CAMBRIDGE – Imaginez un jeu de survie qui opposerait une troupe de singes capucins à vous et vos collègues de travail. Les deux équipes seraient parachutées dans une forêt africaine reculée, sans aucun matériel : sans allumettes, couteaux, chaussures, hameçons, vêtements, antibiotiques, pots, cordes, ni armes. Au bout d’un an, l’équipe ayant le plus grand nombre de survivants remporterait la victoire. Sur quelle équipe préféreriez-vous parier ?

On pourrait supposer que les humains, compte tenu de leur intelligence supérieure, auront le dessus. Mais vous ou vos collègues savez-vous comment fabriquer des arcs et des flèches, des filets, des conteneurs d_eau et des abris ? Savez-vous reconnaître les plantes toxiques ? Savez-vous allumer un feu sans allumettes ? Savez-vous fabriquer des hameçons ou des colles naturelles ? Savez-vous vous protéger contre les grands félins et les serpents durant la nuit ? La réponse à la plupart, sinon la totalité, de ces questions est probablement « non », ce qui signifie que votre équipe serait probablement vaincue par une bande de singes, probablement haut la main.

Cela soulève une question évidente. Si nous ne pouvons pas survivre en tant que chasseurs-cueilleurs en Afrique, le continent où notre espèce a évolué, comment les humains sont-ils parvenus à cet immense succès par rapport à d’autres animaux et à se propager dans la quasi-totalité des principaux écosystèmes de la Terre ?

Voici un élément clé de la réponse : nous sommes une espèce culturelle. Nos capacités psychologiques uniques nous permettent d’apprendre les uns des autres au fil des générations, ce qui facilite un processus d’évolution culturelle cumulative qui produit des technologies, des langues, des savoirs, des outils conceptuels et une heuristique adaptative de plus en plus complexes et sophistiqués. La puissance de ce processus ne provient pas de l’intelligence individuelle brute, mais de la réinterprétation des idées fortuites et des erreurs que notre intelligence produit.

Cela signifie que le taux d’innovation dépendra, au moins en partie, de la taille et de l’interconnexion du groupe d’esprits qui contribuent au processus d’évolution culturelle. Toutes choses étant égales par ailleurs, des groupes plus grands et socialement plus interconnectés produiront un plus grand nombre d’outils, de technologies et de techniques plus sophistiquées, même si leurs membres sont moins inventifs que ceux qui appartiennent à un groupe plus petit et plus isolé.

Cette conclusion se fonde à la fois sur des expériences de laboratoire étroitement contrôlées et sur des études de cas historiques. Il y a environ 10 000 ans, par exemple, la montée du niveau des océans a transformé la péninsule australienne de Tasmanie en une île. Sur le continent, le progrès technologique s’est poursuivi normalement. Mais en Tasmanie, des groupes de chasseurs-cueilleurs ont commencé à perdre (ou n’ont pas réussi à développer), une large gamme de technologies utiles : des outils en os, des tenues adaptées au temps froid, des boomerangs, des propulseurs et des bateaux durables. Lorsque les Hollandais sont arrivés au XVIIème siècle, les Tasmaniens avaient la technologie la plus rudimentaire jamais rencontrée par les explorateurs européens.

Pour comprendre la nature sociale de l’homme, il est crucial de comprendre la façon dont notre culture a influencé notre évolution génétique d’une manière qui façonne non seulement notre physiologie et notre anatomie, mais aussi notre psychologie sociale, nos motivations, nos inclinations et nos perceptions. Au terme de ce long processus, où notre survie et notre épanouissement ont impliqué d’acquérir et de respecter les règles sociales locales, nous sommes apparus comme des apprenants sociaux puissants.

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Le fondement de notre capacité à former des communautés, des organisations et des sociétés coopératives ne provient pas de tendances de coopération innées, mais des spécificités des normes sociales que nous apprenons, que nous assimilons et que faisons respecter. Lorsque nos motivations innées jouent un rôle, elles sont maîtrisées, étendues et supprimées par les normes sociales, qui forment le squelette institutionnel qui permet à nos inclinations innées de fonctionner.

Ce point de vue novateur sur la nature humaine et sur la société produit d’importantes informations. Premièrement, en tant qu’espèce culturelle, les humains acquièrent les idées, les croyances, les valeurs et les normes sociales des autres au sein de leurs communautés, en utilisant des indices de prestige, de succès, de sexe, de dialecte et d’appartenance ethnique. Nous accordons une attention particulière (en particulier dans des conditions d’incertitude, de contrainte de temps et de stress), à des domaines impliquant la nourriture, le danger et la transgression des normes. Une modification du comportement des gens commence par une compréhension de notre nature culturelle, pas de notre rationalité.

Deuxièmement, nous intériorisons progressivement les normes sociales que nous acquérons à travers un processus déterminé par une culture de l’auto-domestication. (Nous acquérons nos normes pour juger et punir les autres selon le même processus.) Ces normes assimilées deviennent les motivations qui guident nos actions. Cela signifie que les préférences, les désirs et les motivations de gens ne sont pas fixes, tant et si bien que des programmes bien conçus ou des mesures politiques peuvent modifier ce qui est automatique, intuitif et évident.

Troisièmement, les normes sociales les plus puissantes exploitent les aspects de notre psychologie évoluée. Par exemple, les normes sociales en matière d’équité envers les étrangers sont beaucoup plus difficiles à soutenir et à diffuser, comparées à celles qui exigent que les mères s’occupent de leurs enfants.

Quatrièmement, notre capacité d’innovation dépend de la taille de notre cerveau collectif, qui dépend de la capacité des normes sociales à encourager les gens à produire, à partager et à recombiner les idées et les pratiques novatrices.

Cinquièmement, il existe un lien fondamental entre les institutions et la psychologie. Parce que des sociétés différentes ont des normes, des institutions, des langues et des technologies différentes, elles ont également différentes façons de raisonner, des heuristiques mentales différentes, des motivations et des réactions émotionnelles différentes. L’imposition d’institutions importées crée souvent des discordances psychologiques et sociales qui ont tendance à produire de mauvais résultats.

Enfin, les humains manquent d’un certain degré de rationalité, ce qui nous rend très mauvais dans le domaine de la conception d’institutions et d’organisations efficaces, du moins pour l’instant. J’ai bon espoir que ceci puisse s’améliorer, si nous pouvons disposer à l’avenir de connaissances approfondies sur la nature humaine et sur l’évolution culturelle. D’ici là, nous devrions nous inspirer de la longue histoire de l’évolution culturelle et concevoir des systèmes qui utilisent la variation et la sélection pour faire concourir entre elles les institutions. De cette façon, nous pourrions nous débarrasser des perdants et garder les gagnants.

En examinant les riches interactions et la co-évolution de psychologie, de la culture, de la biologie, de l’histoire et de la génétique, nous pouvons obtenir des renseignements importants sur la psychologie humaine. Cette voie scientifique a rarement été empruntée. Elle nous promet un voyage passionnant en territoire intellectuel inexploré, à l’heure où nous cherchons à comprendre la singularité de notre espèce.

Joseph Henrich, professeur de biologie de l’évolution humaine à l’Université de Harvard. Son dernier ouvrage s’intitule : The Secret of Our Success: How Culture is Driving Human Evolution, Domesticating Our Species, and Making Us Smart.

Par Joseph Henrich

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