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Commentary

Un regard scientifique sur un monde postfactuel

VIENNE – Nous venons d’entrer dans une nouvelle ère inquiétante. Le volume considérable de faussetés et de mensonges éhontés débités au cours de la campagne électorale présidentielle des États-Unis découle du dédain grandissant pour les connaissances factuelles, comme tend à le démontrer la prolifération de fausses nouvelles disséminées sur les plateformes de médias sociaux comme Facebook et Twitter sans passer par les filtres du journalisme professionnel.

Dès le référendum du Brexit du Royaume-Uni en juin, l’opinion générale jugeait déjà superflue l’opinion des experts. Les élites du monde entier étant accusées d’être indifférentes au sort du peuple, l’amertume et la colère font ombrage aux délibérations fondées sur les faits. Dans un tel climat d’inquiétude, de confusion et de nostalgie pour un passé mythique, l’émotion brute ne peut que régner. Les règles des débats publics sont devenues caduques, et l’horizon illimité des avenirs possibles se rétrécit en une échappatoire que les marchands de peur dépeignent comme le seul moyen d’avancer.

Voilà une piètre façon de composer avec l’incertitude qui contraste fortement avec la méthode scientifique et le libre examen des faits. En science, l’incertitude constitue un puissant aiguillon pour acquérir des connaissances ; en fait, c’est la première motivation pour faire de la recherche, qui est par nature imprévisible.

Les nouvelles découvertes surgissent souvent des explorations sans contraintes de l’inconnu. Les scientifiques prenant part à des recherches fondamentales ne peuvent prévoir leurs résultats. Beaucoup de grandes découvertes sont le fruit du hasard : les chercheurs remarquent des éléments inattendus que leur champ de recherche ne visait pas, mais qu’ils ont vite reconnus comme importants.

La communauté scientifique cherche systématiquement à obtenir un consensus sur les connaissances acquises jusqu’ici, mais ses adhérents savent qu’il reste encore beaucoup d’autres découvertes à faire. Toutes les connaissances scientifiques sont donc préliminaires et vouées à être élargies, perfectionnées, ou remplacées par de nouvelles connaissances. Parallèlement, la science et la technologie nous ont permis d’anticiper des risques et de déceler d’autres variables latentes. Aussi, plus grandes sont nos connaissances, plus nous pouvons jauger l’étendue de ce que nous ne savons pas.

Mais, considérant que la communauté scientifique fait une large place à l’incertitude, qu’elle cultive toujours son esprit de curiosité et qu’elle est persuadée du potentiel de la science et de la technologie pour ouvrir de nouvelles perspectives à l’avenir collectif de l’humanité, les autres segments de la société ne partagent pas nécessairement ces vues. Et il incombe aux scientifiques de savoir pourquoi.

La ligne peut sembler mince entre la prérogative des experts à donner des appréciations techniques et de la prérogative des non-experts à examiner les conséquences de ces appréciations. Or, entre ces positions, loge un vaste éventail de conséquences fortuites. Lorsque les gens transforment les connaissances en actes, ils provoquent de nouvelles interactions dans des systèmes complexes, sans nécessairement connaître les conséquences finales de ces actes.

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L’évolution humaine est fondée sur la compréhension de simples relations de cause à effet. Il est maintenant nécessaire de raffiner les outils mathématiques et les modèles de simulation pour déceler les incertitudes cachées qui peuvent ressortir des interactions de systèmes sociaux et naturels complexes.

De même, l’évolution a appris aux humains à rechercher les certitudes. Les anciennes civilisations souscrivaient à des rites divinatoires dans le but de connaître l’avenir. Mais, depuis lors, l’humanité a fait de grands progrès en s’éloignant des croyances en un destin prédéterminé pour s’orienter activement dans la transformation de la condition humaine.

Les activités de la science et la technologie étaient essentielles à ce progrès, mais elles ne suffisaient pas. Il fallait également de nouvelles idées sur l’étendue de la nature humaine. Encouragés par les réussites de la science moderne, nous nous sommes mis à percevoir un avenir foncièrement illimité. Même si les dépendances des trajectoires, des données incomplètes et des biais cognitifs peuvent rendre vaines les interventions humaines, nous n’avons plus à présumer que les expériences passées doivent déterminer les résultats futurs.

L’avenir est intrinsèquement incertain, à savoir que le présent pourrait toujours être différent de ce qu’il est. L’incertitude est une force secrète dans la nature et l’expérience vécue. Sa logique est toujours à l’œuvre, car constamment confrontée aux changements de circonstances. Elle évolue et se manifeste de plusieurs manières : parfois elle remet en question nos hypothèses et bat en brèche nos attentes ; souvent, elle nous prend par surprise. L’incertitude fait en sorte que nos réalisations ne sont pas toujours celles que nous prévoyons et que nos vies sont tout sauf routinières. L’incertitude nous révèle des possibilités qui seraient autrement gaspillées.

Nos vies sont aléatoires et non prédestinées et plus nous en sommes conscients, moins nous avons besoin de nous sentir menacés par l’incertitude. Néanmoins, le mécontentement actuel généralisé ne disparaîtra pas de sitôt, et d’habiles politiciens ne manquent pas les occasions d’exploiter l’ire des citoyens. Lorsque les gens se sentent submergés par les crises et envisagent un avenir fragile et précaire, ils sont peu enclins à monter sur le train de l’incertitude.

Or, c’est ici que la science a beaucoup à offrir. La science rend visible ce qui autrement resterait caché. Elle appelle l’attention sur le caractère aléatoire du monde physique et social et sur le rôle que l’incertitude joue dans nos collectivités et nos vies personnelles. En révélant l’aspect chaotique du monde que nous avons créé — intentionnellement et involontairement —, elle nous permet d’imaginer comment refaire ce monde, même si nous acceptons que l’avenir demeure ouvert et incertain.

Helga Nowotny, ex-présidente du Conseil européen de la recherche est l’auteure de The Cunning of Uncertainty(La ruse de l’incertitude).

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