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Commentary

Des erreurs politiques fondées sur des preuves empiriques

TURIN – Après des années et des années d’insistance sur l’importance que les décisions politiques soient basées sur des faits avérés, les économistes ont clairement eu une certaine influence sur les politiciens. La nouvelle tâche des économistes est maintenant de faire comprendre à ces mêmes politiciens que, avancer des preuves avant d’avoir adopté la moindre politique, ce n’est absolument pas ce qu’on entend par conception de politiques fondée sur des faits avérés.


Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a lancé une série de chiffres pour défendre sa décision d’inonder l’économie turque de crédit garanti par l’État. Pourtant, la vérité est que cette politique avait d’abord et avant tout une motivation politique : gagner le soutien du public en générant artificiellement de la croissance à court terme (au prix d’un taux d’inflation à 12%, le plus élevé en neuf ans).

De même, le président américain Donald Trump cite des statistiques simplistes sur le déficit commercial, de manière à justifier des politiques protectionnistes qui lui permettent de gagner le soutien d’un certain segment de la population des États-Unis. En réalité, les données indiquent que de telles politiques nuiront en fin de compte à ces mêmes personnes que Trump prétend protéger.

A présent, le président de l’assemblée des conseillers économiques de Trump, Kevin Hassett, tente de défendre l’effort des républicains du Congrès qui cherchent à réduire radicalement l’impôt des sociétés, en prétendant que, lorsque des pays développés l’ont fait dans le passé, les travailleurs ont gagné « largement plus que » 4 000 dollars par an. Or, il existe de nombreuses preuves empiriques démontrant que les avantages de ces réductions d’impôts profitent de manière disproportionnée aux riches, en grande partie au travers de rachat d’actions pour les sociétés et de dividendes plus élevés pour les actionnaires.

On ne sait pas d’où Hassett tire ses données. Mais il est probable que, à tout le moins, il les interprète mal. Et il est loin d’être le seul à tirer des conclusions erronées de l’analyse d’une base de données particulière.

Prenons par exemple le refrain souvent répété selon lequel, puisque les données démontrent que la quasi-totalité des emplois au cours de la dernière décennie ont été créés par le secteur privé, le secteur privé est forcément le créateur d’emplois le plus efficace. À première vue, l’argument semble logique. Pourtant, un examen plus attentif permet d’en douter. Imaginez un économiste soviétique affirmant que, parce que le gouvernement a créé la quasi-totalité des emplois dans l’Union soviétique, le gouvernement est nécessairement le créateur d’emplois le plus efficace. Pour trouver la vérité, il faudrait, au minimum, disposer de données renseignant sur les autres qui ont essayé de créer des emplois, et comment l’ont-ils fait.

De plus, il est important de reconnaître que les données à elles seules ne sont pas suffisantes pour déterminer les attentes ou politiques futures. Bien que la collecte de ces données ait certainement de la valeur (via, par exemple, des essais contrôlés randomisés), il y a aussi un besoin de raisonnement déductif et inductif, guidé par le bon sens – et non pas seulement par des experts. En écartant les avis et opinions des gens ordinaires, les économistes peuvent passer à côté d’informations cruciales.

Les expériences quotidiennes des gens fournissent d’énormes quantités d’informations potentiellement utiles. Bien qu’une approche de sens commun basée sur les expériences individuelles ne soit pas la plus « scientifique », elle ne doit pas être rejetée a priori. Un météorologue peut détecter une tempête à venir en injectant des données provenant de sources multiples – capteurs atmosphériques, ballons météorologiques, radars et satellites – dans des modèles informatiques complexes. Mais cela ne veut pas dire que l’observation de nuages qui s’amassent dans le ciel ne soit pas, elle aussi, un signe légitime du fait que l’on pourrait bien avoir besoin d’un parapluie – même si les prévisions météo promettent du soleil.

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L’intuition et le bon sens ont été essentiels à notre évolution. Après tout, si les humains n’avaient pas été en mesure de tirer des conclusions raisonnablement précises sur le monde grâce à l’expérimentation ou l’observation, notre espèce n’aurait jamais survécu.

Le développement d’approches plus systématiques de recherche scientifique n’a pas diminué la nécessité d’un tel raisonnement intuitif. En fait, il existe des vérités importantes et non évidentes pour lesquelles la raison pure est la meilleure arme de déduction.

Prenons le théorème de Pythagore, qui établit la relation entre les trois côtés d’un triangle rectangle. Si toutes les conclusions devaient être atteintes en analysant de grandes bases de données, Pythagore, qui est censé avoir mis au point la première preuve du théorème, aurait dû mesurer un grand nombre de triangles. En tout cas, les critiques diraient probablement qu’il avait regardé un échantillon biaisé, parce que tous les triangles examinés auraient été prélevés dans la région méditerranéenne.

Le raisonnement inductif, lui aussi, est essentiel pour atteindre certains types de connaissances. Nous « savons » qu’une pomme ne restera pas suspendue dans l’air, parce que nous avons vu tant d’objets tomber. Mais pareil raisonnement n’est pas à toute épreuve. Comme Bertrand Russell l’a fait remarquer, « L’homme qui a nourri le poulet tous les jours tout au long de sa vie finit par lui tordre le cou, ce qui montre qu’une vision plus approfondie concernant l’uniformité de la nature aurait été utile au poulet. »

Bien sûr, de nombreux décideurs – et pas seulement des gens comme Erdoğan et Trump – prennent de mauvaises décisions non pas à cause d’une mauvaise compréhension des faits, mais parce qu’ils préfèrent poursuivre des mesures opportunes sur le plan politique qui profitent à leurs bienfaiteurs ou à eux-mêmes. Dans ce cas, la seule option consiste sans doute à mettre en évidence la non pertinence de leurs preuves empiriques présumées.

Mais, pour les autres, l’impératif doit être de plaider en faveur d’une approche plus globale, dans laquelle les dirigeants utilisent « l’intuition raisonnée » en vue de tirer des conclusions fondées sur des données solides. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’âge d’une prise de décisions politiques fondée sur des preuves empiriques efficace pourra vraiment commencer.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est professeur d’économie à l’Université Cornell et Nonresident Senior Fellow à la Brookings Institution.

Par Kaushik Basu

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