Le problème des supermajors américaines
PAR CLAIR BROWN
NEW YORK – Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’Ă©volution du climat (GIEC) ne laisse pas l’ombre d’un doute. L’humanitĂ© a dĂ©jĂ Ă©mis suffisamment de gaz Ă effet de serre pour faire grimper la tempĂ©rature atmosphĂ©rique d’au moins 1,5 °C au-dessus des niveaux prĂ©industriels. Cela va entrainer des changements climatiques extrĂŞmes et irrĂ©versibles au cours des deux prochaines dĂ©cennies.
Il est encore temps d’Ă©viter un rĂ©chauffement climatique d’ampleur catastrophique, mais il faudra rĂ©duire les Ă©missions de dioxyde de carbone de 80 % d’ici 2030 et de 100 % d’ici 2050. Et mĂŞme si le SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations Unies AntĂłnio Guterres qualifie le dernier rapport de « code rouge pour l’humanitĂ© », une rĂ©ponse efficace est bien loin d’ĂŞtre garantie.
En l’Ă©tat actuel des choses, le Rapport annuel sur l’Ă©cart entre les besoins et les perspectives en matière de rĂ©duction des Ă©missions de 2020 montre que les pays riches de l’OCDE ne rĂ©duisent pas leurs Ă©missions assez rapidement et que les Ă©conomies en dĂ©veloppement sont sur la bonne voie pour continuer Ă augmenter les leurs. Avant la ConfĂ©rence mondiale sur les changements climatiques (CO26) de novembre Ă Glasgow, les dirigeants mondiaux s’empressent de s’entendre sur des objectifs plus ambitieux de rĂ©duction des Ă©missions – les contributions dĂ©terminĂ©es au niveau national (CDN). Jamais la reconnaissance du besoin d’action climatique n’a Ă©tĂ© aussi prĂ©gnante.
NĂ©anmoins, les projets Ă l’Ă©tude restent très insuffisants et un manque de volontĂ© politique se fait cruellement sentir. « Il est de notre devoir de combler ce fossĂ© entre rhĂ©torique et action, prĂ©vient l’Agence internationale de l’Ă©nergie (AIE), si nous voulons avoir une chance de parvenir Ă zĂ©ro Ă©mission nette d’ici 2050 et limiter la hausse des tempĂ©ratures mondiales Ă 1,5 °C. » Pour rĂ©ussir, il ne faudra « rien de moins qu’une transformation totale des systèmes Ă©nergĂ©tiques qui sous-tendent nos Ă©conomies ».
L’AIE a proposĂ© une feuille de route pour amener le secteur mondial de l’Ă©nergie Ă zĂ©ro Ă©mission nette d’ici 2050. Le rapport du GIEC ouvre Ă©galement plusieurs voies en vue de la crĂ©ation d’un monde Ă zĂ©ro Ă©mission nette. Malheureusement, les États-Unis, le plus grand Ă©metteur historique du monde, ne suivent aucun de ces conseils.
Prenons par exemple le projet de loi sur les infrastructures, chiffrĂ© Ă mille milliards de dollars, que le SĂ©nat amĂ©ricain vient d’adopter. Il Ă©tait censĂ© contenir un certain nombre de dispositions liĂ©es au climat, telles que la crĂ©ation d’une norme pour la production d’Ă©lectricitĂ© propre, le financement de transports publics Ă zĂ©ro Ă©mission, la construction d’une infrastructure nationale dĂ©diĂ©e Ă la recharge de vĂ©hicules Ă©lectriques et la crĂ©ation d’un Civilian Climate Corps pour le climat. Mais après des mois de nĂ©gociations litigieuses, ces dispositions ont Ă©tĂ© en grande partie supprimĂ©es, ce qui a abouti Ă une politique qui, si elles avait Ă©tĂ© adoptĂ©e par la Chambre des ReprĂ©sentants, aurait approuvĂ© les Ă©nergies fossiles et les systèmes de transports dĂ©passĂ©s.
Les dĂ©mocrates du SĂ©nat espèrent se rattraper après un tel revers en proposant un plan budgĂ©taire de 3,5 mille milliards de dollars, en faveur de l’action climatique et d’un Ă©largissement significatif du filet de protection sociale. Encore faut-il rĂ©diger le projet de loi en question – et cette tâche incombe aux comitĂ©s du Congrès. En outre, de nombreux Ă©lĂ©ments de ce projet de loi – en particulier ceux relatifs au climat – risquent de fondre ou d’ĂŞtre Ă©dulcorĂ©s Ă chaque passage entre les mains de chaque comitĂ©.
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Cela n’est pas de bon augure pour les DĂ©mocrates amĂ©ricains, qui comptent sur le soutien Ă©lectoral des jeunes Ă©lecteurs, pour qui le changement climatique est une prioritĂ© absolue. Si les DĂ©mocrates perdent leur avantage – par exemple lors des Ă©lections de mi-mandat de l’annĂ©e Ă venir – les chances que les États-Unis prennent des mesures efficaces pour protĂ©ger la planète seront d’autant plus rĂ©duites. MĂŞme Ă l’heure actuelle, les pressions exercĂ©es par le lobby du secteur des combustibles fossiles et celles exercĂ©es par les RĂ©publicains sont si fortes que l’administration du prĂ©sident amĂ©ricain Joe Biden n’a pas seulement Ă©chouĂ© Ă limiter la production de pĂ©trole sur les terres publiques et tribales, mais a Ă©galement approuvĂ© plus de 2 100 permis de forage.
Les AmĂ©ricains veulent des mesures climatiques plus contraignantes. Dans un sondage rĂ©cent, 53 % des Ă©lecteurs inscrits ont dĂ©clarĂ© que le rĂ©chauffement de la planète devrait ĂŞtre dĂ©clarĂ© prioritaire ou hautement prioritaire par les pouvoirs publics, et 66 % d’entre eux ont dĂ©clarĂ© que le dĂ©veloppement de sources d’Ă©nergie propre devrait ĂŞtre dĂ©clarĂ© prioritaire ou hautement prioritaire. Un autre sondage a montrĂ© qu’environ deux tiers des Ă©lecteurs potentiels – dont près de la moitiĂ© des RĂ©publicains – pensent que les compagnies pĂ©trolières et gazières ont trop de pouvoir.
Ils ont raison. Depuis des dĂ©cennies, le secteur pĂ©trolier produit des Ă©tudes de manipulation et finance d’importantes campagnes de marketing pour convaincre le public que le pĂ©trole et le gaz « naturel » sont essentiels Ă la croissance Ă©conomique et qu’ils sont non nocifs pour la planète. Ce secteur a Ă©galement engagĂ© des dĂ©penses gĂ©nĂ©reuses afin d’influencer les lĂ©gislateurs au niveau national et au niveau des États, notamment en Californie, un leader du climat, en bloquant par ce moyen des lois et des politiques liĂ©es au climat.
Les lĂ©gislateurs amĂ©ricains doivent commencer Ă Ă©couter les Ă©lecteurs, Ă©chapper Ă la mainmise des lobbyistes du pĂ©trole et du gaz et Ă adopter des politiques qui reconnaissent l’ampleur de la crise climatique. Cela revient Ă mettre en place une rĂ©duction drastique des Ă©missions d’Ă©quivalent carbone du pays. Bien que les Ă©missions nationales aient rĂ©cemment augmentĂ© plus lentement que la production, l’AIE avertit que l’intensitĂ© carbone de l’Ă©conomie amĂ©ricaine reste beaucoup trop Ă©levĂ©e. Le dĂ©couplage entre les Ă©missions et la croissance Ă©conomique doit brusquement s’accĂ©lĂ©rer.
Les États-Unis disposent de la technologie et des ressources nĂ©cessaires pour crĂ©er une Ă©conomie moderne et propre. Il leur manque tout simplement la volontĂ© politique d’y parvenir. Ce phĂ©nomène a des implications de grande ampleur. En tant que première Ă©conomie mondiale, dotĂ©e des Ă©missions de CO2 par habitant les plus Ă©levĂ©es, les États-Unis sont essentiels au succès de la COP26.
Au-delĂ de leur incidence directe, les États-Unis ont une influence considĂ©rable sur d’autres grandes Ă©conomies, dont la Chine, qui produit actuellement 27 % des Ă©missions annuelles de gaz Ă effet de serre et sur l’Union europĂ©enne, qui en Ă©met 6,4 %. Avec les 11 % de l’AmĂ©rique, ces trois Ă©conomies produisent près de la moitiĂ© des Ă©missions mondiales. Le fardeau de l’action climatique incombe principalement Ă ces Ă©conomies, qui devront fournir une aide financière et des incitations pour encourager d’autres Ă©metteurs importants, comme l’Inde (6,6 %), Ă adopter des Ă©nergies propres.
Depuis des dĂ©cennies, les supermajors exercent un pouvoir supĂ©rieur Ă celui de l’Ă©lectorat amĂ©ricain. Le dernier rapport du GIEC Ă©tablit sans la moindre Ă©quivoque les raisons pour lesquelles cette situation doit Ă©voluer. Pour que notre planète reste habitable, les majoritĂ©s populaires en faveur de l’action climatique – Ă commencer par les AmĂ©ricains – doivent se rĂ©unir et exiger que leur gouvernement fasse le nĂ©cessaire.Copyright: Project Syndicate, 2021.
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